[1a] Les mots français paysan et paysannerie, n’ont pas d’équivalents exacts ni en arabe, ni en amazigh, les deux langues parlées par les ruraux du Maroc (Mahdi, 2016), d’où l’usage du terme « fellah » évoqué par la plupart des paysans interviewés lorsqu’ils évoquent leur statut et leur lien à la terre. Le fellah est celui qui pratique l’agriculture. Les racines du mot en arabe réfèrent au Falāḥ le gain, également sur le plan spirituel. L’agriculture est un métier sacré dans la vie ici-bas et dans l’au-delà puisqu’elle octroie une récompense divine (fiḥa al-aǧar) selon les représentations des paysans, un gain sur le plan vivrier, le paysan gagne en autarcie, un gain sur le plan socio -économique et environnemental car il sillonne la terre et permet l’entretien du sol et la réorganisation de sa structure en vue d’accueillir une nouvelle culture qui sera partagée avec les autres êtres vivants à savoir : les oiseaux, les fourmis, les passagers.
[2b] Inspiré du film « Le Dernier Samouraï », le titre évoque le conflit entre tradition et modernité. Comme les samouraïs, les fellahs des montagnes résistent aux bouleversements climatiques et à la marginalisation politique, défendant leurs savoirs face aux pressions du changement.
Fatiha El Jazouli , doctorante à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ain Choc – Casablanca.
Résumé
Le Haut-Atlas marocain a subi des transformations profondes depuis la fin des années 1980, marquées par l’accroissement de l’activité touristique (Pezelet, 1997) et les mutations continues liées à la sécheresse et aux migrations, menaçant ainsi la durabilité de ses territoires. Pourtant, les stratégies d’adaptation des fellahs, acteurs centraux mais souvent invisibilisés de ces mutations, restent peu documentées dans les recherches académiques et les politiques publiques. Une enquête ethnographique menée entre 2023 et 2024 auprès d’un jeune paysan du douar Warzazte dans le Haouz de Marrakech révèle une résilience multifacette face aux défis structurels que connaît la région. Face à la disparition de certaines cultures traditionnelles et l’essor de nouvelles, la réduction des troupeaux, l’émigration de la force de travail et la marginalisation politique, son statut de paysan alors fragilisé, ce fellah recompose ses moyens de subsistance à travers une pluriactivité agricole, alliant agro-tourisme, cultures alternatives et engagement associatif
Cette pluriactivité lui permet de réinventer son rôle dans la montagne et de façonner une figure polyvalente : guide, cuisinier, bricoleur, tout en maintenant ses obligations familiales. Ce quotidien révèle une négociation subtile entre héritage agricole et compétences nouvelles, où l’agriculture paysanne, discrète mais essentielle, reste invisible. Face aux crises et à l’absence de politiques publiques, les fellahs bricolent leur avenir, réinventant leur territoire et leur identité pour préserver leur enracinement.
Mots clés : Fellah, résistance, politique publique
Introduction
Au Maroc, l’agriculture a toujours été considérée comme une priorité depuis l’indépendance en 1956, au vu du poids des affaires rurales dans le gouvernement du pays (Leveau, 1972). L’agriculture installée dans les zones arides, montagneuses et oasiennes, incarne une persistance paradoxale : bien qu’elle représente les trois quarts des exploitations et un tiers des surfaces irriguées, elle reste associée à des territoires vulnérables (pénurie d’eau, sols dégradés, faible accès aux infrastructures). Les petits paysans (54 % des exploitants, souvent avec moins de 3 ha) y pratiquent une agriculture de résistance, reposant sur des savoirs agro-pastoraux traditionnels et une économie de subsistance dépendante des aléas climatiques et des migrations saisonnières (Michel,1997). Pourtant, cette paysannerie existe toujours dans le contexte marocain même si elle était considérée comme incapable de jouer un rôle actif dans le progrès socio-économique du pays. Depuis les années 1980, au Nord comme au Sud, un retournement de tendance en faveur de l’agriculture paysanne et une revalorisation symbolique, portée par les discours du développement durable et la critique de l’agro-industrie (Haubert, 1996 ; Conférence de Rio, 1992) est pourtant perceptible. Les institutions internationales célèbrent désormais les paysans comme gardiens de la biodiversité et des paysages, tandis que les savoirs locaux (irrigation traditionnelle, sélection variétale, gestion collective des ressources) sont promus comme modèles de durabilité. Cependant, cette reconnaissance reste fractionnée et inégale : si les conventions internationales et certaines lois nationales promeuvent théoriquement ces savoirs, leur marginalisation concrète persiste, accélérée au Maroc par l’immigration et l’absence de politiques d’accompagnement. Notre étude révèle ainsi un décalage entre le discours et la réalité : les paysans marocains, bien que symboliquement réhabilités comme acteurs de la résilience écologique, continuent de lutter contre leur invisibilisation socio-économique.
Zone d’étude et méthodologie de recherche
L’étude a été menée dans le douar Warzazte appartenant à la tribu de Mesfioua connue par Imissiwane en amazigh, un territoire montagneux structuré autour de lieux chargés de sacralité (Mont Meltsen, plateau Yagour)[1]. Warzazte relève de la Machyakhate de Zat, située dans la commune rurale de Tighdouine – Cercle Touama – Province d’Al Haouz. Cette Machyakhat (circonscription du cheikh) regroupe les douars suivants : Ighrem, Tigouni, Azeghi, Azib Ikiss, Ait Ikiss, Warzazte.
Le modèle agro-pastoral local repose sur un système hydraulique traditionnellement alimenté par les eaux de crues et la fonte des neiges. Cependant, la sécheresse qui s’est étendue de 2019 à 2024, conjuguée à la raréfaction des précipitations neigeuses, a mis en péril l’existence de ce système. Le séisme survenu en 2023 a, paradoxalement, réactivé certaines ressources hydriques. Les bouleversements géologiques qu’il a provoqués ont modifié la configuration des sous-sols, ouvrant de nouvelles fissures ou altérant la perméabilité des couches souterraines. Ces transformations ont permis de maintenir l’irrigation des parcelles agricoles, essentielles à une économie paysanne de subsistance, fondée sur l’articulation entre pratiques culturales et pastorales. Les fellahs, héritiers d’un savoir-faire écologique transmis entre générations, maintiennent une polyculture céréalière et maraîchère malgré des conditions climatiques contraignantes. Un travail lent où le paysan travaille sans compter ses heures pour vivre et faire vivre les membres de sa famille sans qu’il puisse toujours joindre les deux bouts : la plupart des paysans de la montagne d’El Haouz ne parviennent plus à vivre de l’agriculture (Mahdi 2007). Pour améliorer leurs revenus, les ménages agricoles diversifient leurs activités. Ainsi, on constate aujourd’hui que les agriculteurs ont massivement recours à la pluriactivité (Chartier, Chevrier 2015). Ils travaillent comme ouvriers saisonniers dans les secteurs de la construction, de l’électrification, du tourisme, du commerce, de la restauration, ou comme ouvriers agricoles auprès des grandes entreprises exportatrices de fruits et légumes à Agadir. À cela s’ajoutent des revenus complémentaires issus des transferts d’argent envoyés par leurs fils émigrés dans les grandes villes du Maroc, telles que Marrakech, Casablanca, Tanger ou Agadir… ainsi que par certains retraités, anciennement employés par Mogha dans les années 1970, qui maintiennent des liens actifs avec leur communauté en soutenant matériellement et financièrement leurs proches.
Cet article repose sur une enquête de terrain menée entre 2022 et 2024, en collaboration avec Andréa Mathez, au douar de Warzazte. J’ai adopté une démarche ethnographique reposant sur des observations participantes ainsi que sur des entretiens semi-directifs approfondis menés avec un fellah, les membres de sa famille, ses amis et ses voisins, réalisés en présentiel et à distance via l’application WhatsApp. Nous l’avons accompagné chez lui, dans ses petites parcelles en terrasse, au plateau Yagour et avons observé ses différentes activités. Afin de documenter ses actions et présenter les résultats de la recherche sous forme de texte sociologique visuel (La Rocca, 2007), j’ai intégré des photographies à cette analyse.
À travers le récit d’un fellah, cet article explore quelques savoirs agricoles locaux, leur évolution, les contraintes vécues et les perceptions paysannes de la politique agricole.

Qui est ce fellah ? Une approche ethnographique d’un modèle situé de l’agriculture de montagne.
Boujem’a, a vu sa vie basculer en 1994. Il n’avait que sept ans lorsque son père est décédé. Ce deuil précoce, survenu au moment de son apprentissage scolaire en classe de cours préparatoire, a marqué un tournant décisif dans son existence, redéfinissant son quotidien et les responsabilités familiales qui allaient s’imposer à lui. À la suite du décès de son père, Boujem’a et sa famille furent expulsés de la maison familiale par un cousin paternel. Ce dernier invoquait une supposée appropriation injuste des terres par le défunt, au détriment de ses propres sœurs. Privés de leur droit d’usage du foyer et des parcelles héritées, ils se trouvèrent confrontés à une précarité soudaine. La Jema‘a (conseil regroupant les représentants des familles du douar) qui régissait les affaires du douar n’a pas réagi, par peur d’aller témoigner pour une veuve auprès du Makhzen (Claisse.1992)[2] . Sa mère Zehra nous raconte qu’elle était effrayée par le comportement du neveu de son mari et la lâcheté de la Jema‘a. Sans savoir où aller, elle partit alors avec ses enfants en bas-âge et son bétail vers Azgour, où elle avait rencontré un homme qui lui a donné une chambre isolée dans sa maison après avoir entendu son histoire. Au fil des jours, Zehra prit conscience qu’elle ne peut pas prendre en charge ses quatre enfants toute seule. Elle décida donc d’envoyer ses deux fils, l’ainé de 10 ans et Boujem‘a, avec un courtier (semsar [3]) très connu à souk Larb’a N’Tighdouine. Ce dernier les expédia à Chichawa parmi des éleveurs arabes, Kessaba, qui cherchaient des enfants berbères connus pour leur sérieux (ma’koul) dans leur travail agricole ? Les enfants furent victimes de maltraitance et de malnutrition. Après leur retour du pâturage à midi, ils étaient contraints de rénover les étables. Leur alimentation se limitait souvent à du petit lait et du pain et leurs cheveux étaient taillés avec une cisaille destinée à la tonte des moutons. Censés recevoir un salaire de 150 dirhams à la fin du mois, ils n’ont rien perçu.
Cinq mois après, les fils manquaient terriblement à leur mère. Celle-ci, alors qu’elle travaillait comme ouvrière agricole dans les champs de la plaine d’El Haouz « Azaghar » , décida d’aller les chercher à Chichawa et plus précisément à Beyada avec ses deux filles, une sur le dos et l’autre tenue par la main. Après plusieurs jours de recherche, elle les retrouva et put les arracher aux bergers (« heydthoum lsseraha » dit-elle), sous prétexte que le juge coutumier (Qadi Al ‘urf)[4] doit les voir tous pour qu’elle puisse jouir de leur garde. Après avoir gagné cette bataille, Zehra a envoyé Boujem‘a, par nécessité, à Zemrane pour pratiquer l’élevage pendant six mois, puis après à Amassine, chez un fellah où il passa une année entouré d’une compagnie bienveillante. Son quotidien s’articulait autour des soins apportés au bétail et de la participation aux diverses tâches agricoles. Alors qu’il avait 11 ans, son cousin est venu leur rendre visite de Kénitra et a demandé à Zehra de laisser Boujem’a partir avec lui pour le rendre un homme (« bach nerdou Rajel »). A cette époque, se souvenait Boujem’a :
« Kénitra était pour moi ce que l’Europe est pour les jeunes d’aujourd’hui, je n’ai pas hésité à partir avec lui »
Boujem’a, exploité enfant par des bergers, a entamé une ascension sociale en devenant aide épicier pour 100 Dh par mois, vendeur en droguerie agricole à 300 Dh, puis ouvrier dans les fermes du Gharb (fraises, arachides, bananes) pour 750 Dh mensuels durant trois ans, période où il acquiert les savoirs du métier d’agriculteur.
À 16 ans, il revient au douar comme serveur près de la source de Sidi El Ouafi, pour rester proche de sa mère et l’aider aux semis et récoltes. Quatre ans plus tard, il part à Casablanca, devient cuisinier à Maârif (3500 Dh/mois), parvient à couvrir ses charges, épargner et soutenir sa mère. Boujem’a a ainsi suivi une mobilité inversée de la ville à la campagne. Il avait en effet un objectif : économiser un peu d’argent pour revenir dans sa région d’origine, retrouver « sa terre » « bladi » et la travailler, s’installer avec sa mère, retrouver sa santé et préserver le testament de son père :
« Mon père m’a laissé une parole en héritage : veille sur ta terre, ne l’abandonne jamais. »
« رسالة خلاها ليا الوالد، حافظ على بلادك ، ماتخليش بلادك »
À Casablanca, Boujem’a essuya plusieurs refus de demande de mariage : les jeunes femmes ne voulaient pas troquer le confort urbain contre l’inconfort de la montagne. Déçu, il se tourna vers les environs de son douar. Après deux ans de recherches, ses amis lui présentèrent une jeune fille respectable (muḥtarrama) d’un douar éloigné. Malgré l’opposition de ses parents, elle accepta de le suivre. Mariés en 2017, Boujem’a (27 ans) et son épouse (17 ans) ont aujourd’hui deux enfants.
Sa mère veille au bétail domestique (vache, veau, poules, mulet) et transporte sur son dos en botte bois et herbe selon les saisons, assurant les besoins du foyer avec une endurance silencieuse.Tisseuse et sage-femme, elle détient un savoir reconnu tant par les femmes du douar que par l’établissement Dar Al Omouma à Touama. Tandis que sa femme Fatima gère la maison familiale et prépare les repas pour les touristes dans une cuisine multifonction, où se mêlent vie privée et accueil des. On y dort, cuisine, pétrit, mange, faire la vaisselle et on y tisse même des tapis. Un espace partagé entre intimité et hospitalité pour les proches et les étrangers. Dans cette société paysanne, il n’y a pas de séparation de la production et de la consommation, ni celle de la vie économique et de la vie familiale (Ingrid 2015). En effet, le paysan situe principalement la vie économique au sein du groupe domestique. Il y a donc une imbrication des rôles et des fonctions : le chef de famille est, en même temps, chef d’entreprise (Mendras, 1984 : 102).
« Être paysan, c’est mille métiers en un », affirme Boujem’a avec un sourire.
En plus de son activité agricole, Boujem’a incarne une figure de pluriactif montagnard : guide touristique, muletier, bricoleur[5], cuisinier, restaurateur, musicien (il joue du banjo)[6] . il mobilise un éventail de compétences au service de sa communauté et des visiteurs : Pendant plus de quatre ans, il a joué un rôle d’intermédiaire bénévole pour les œuvres caritatives, au service des habitants de Yagour et des environs de Tighdouine. Sa réputation en tant que pourvoyeur de la population d’Ikiss, lui a permis d’obtenir des subventions de la part de mécènes pour construire un château d’eau et contribuer avec sa force de travail et celle de quelques jeunes à l’installation des réseaux de distribution de l’eau potable pour la population des douars « Ikiss ». Il a également obtenu l’attribution de moutons pour les plus démunis et les veuves à l’occasion de la fête du sacrifice (‘aid el-kébir) alors que lui-même emprunte parfois pour son propre sacrifice aux éleveurs de Yagour. Ces œuvres caritatives lui ont valu des soucis avec les agents de l’autorité locale qui lui demandent des autorisations à chaque fois qu’il veut organiser une campagne de distribution de moutons ou qu’il veut accueillir des randonneurs ou des touristes, organiser des caravanes médicales pour la population de la haute montagne ou des campagnes de distribution des denrées alimentaires le mois sacré de Ramadan ou des vêtements en hiver. Cela l’a poussé à devenir membre puis vice-président de l’association d’appelée « Ikiss et les amis de Warzazte » : inscrire son action dans le cadre associatif a ainsi donné de la reconnaissance et de la visibilité à ses activités aux yeux des autorités locales.
« Je suis fière d’être fellah »
Affirme Boujem’a avec une conviction empreinte de dignité. Il dit respecter les règles des anciens, ikdimen, qui régissent les pratiques agricoles communautaires : le calendrier des semis, les modalités de récolte, et la répartition de l’eau d’irrigation. Ces normes, transmises par les anciens, structurent encore aujourd’hui les rapports à la terre et à l’eau dans son douar. Pourtant, Boujem’a reconnaît les limites croissantes de l’agriculture comme unique source de subsistance. La sécheresse persistante, le manque d’équipements adaptés tel que le tracteur et l’absence de soutien étatique[7] (accès difficile au douar, rareté des programmes d’appui aux petits agriculteurs) rendent l’autosuffisance alimentaire et financière de plus en plus illusoire. Son oncle, témoin des transformations du monde rural, résume cette réalité avec lucidité :
« L’être humain n’arrive pas à subvenir à ses besoins avec l’agriculture toute seule, ce n’est pas suffisant »
« Oura Yetkfa L’khelk m’a lefilaha, our toudi »
Pour faire face à ces difficultés, il a diversifié ses activités en développant de nouvelles initiatives qui lui permettent de concilier agriculture, tourisme et engagement associatif. Aux mois de juillet et d’août 2024, il a loué une parcelle à Azgour, une région prisée par les touristes régionaux et nationaux durant cette période. Il y a installé un restaurant mobile sous forme de dalots, offrant une vue sur l’oued. Les familles peuvent y déguster des repas traditionnels, profiter d’un espace de repos et se rafraîchir dans une piscine fermée. Aménagée en bloquant la rivière avec des sacs de sable et de cailloux, cette zone s’anime jour et nuit au rythme des spectacles d’Ahwach.

Mutation des pratiques agricoles : entre héritage, rupture et nouveauté.
Boujem’a cultive toujours l’orge en plus de l’ail et de l’iris[8]. En revanche, il a abandonné la culture du maïs Lmezgour, du millet Illane, celle du blé dur et le maraîchage, essentiellement la tomate et la pomme de terre, en raison de leurs fortes exigences en eau. Toutefois, quelques lignes de culture subsistent pour sa consommation personnelle incluant navet, aubergines, persil, coriandre, oignons, calebasse Aslawi. Son bétail lui fournit à cet effet un fumier organique qui reste son meilleur fertilisant.
Sur les pentes escarpées, l’agriculture en terrasse se fait manuellement sur de petites parcelles, avec des outils traditionnels : charrue en bois, houe, pioche, fourche à foin, faucille. Le fellah adapte sa posture : penché pour piocher ou récolter, debout pour semer avec la charrue en bois, souvent seul.

Boujem’a est le premier paysan à avoir introduit la culture du safran de Taliouine à Warzazte. Au début, son initiative a suscité l’ironie des paysans âgés du douar. Déterminé, il s’est formé en regardant des vidéos de producteurs sur Youtube et Facebook qui lui ont montré les techniques de culture, de récolte et de conservation de l’or rouge[9].
Dans la même logique d’autonomie, il a implanté par ses propres moyens une arboriculture diversifiée (100 pommiers, 50 cerisiers, 30 noyers) avec irrigation localisée, en dehors des aides du Plan Maroc Vert (Pilier II). Non éligible à ce plan, ses terres n’étant ni cadastrées ni enregistrées auprès des adouls, Boujem’a reste en marge des dispositifs étatiques.
Néanmoins, la viabilité de son exploitation a provoqué un effet de boule de neige au sein de son réseau familial. Encouragé par son exemple, son oncle à a planté 16 pommiers et 25 noyers. Ce cas met en lumière les dynamiques endogènes d’innovation et de diffusion des pratiques agricoles, en dehors des cadres institutionnels, tout en mettant en relief les logiques d’exclusion liées à la formalisation de la propriété.

Résultats et discussion
Le récit de vie de Boujem’a incarne les mutations sociales à l’œuvre dans douars du Haut Atlas : recompositions identitaires, stratégies d’adaptation en contexte de précarité, et transformation silencieuse des mondes ruraux.
Mobilités et stratégies d’ascension sociale
Le retour final de Boujem’a dans son douar d’origine, motivé par le testament paternel de « Préserve ta terre », contredit le modèle linéaire de l’émigration. Il illustre plutôt ce qu’Abdelmalek Sayad a décrit comme le « projet migratoire circulaire », où le départ contient déjà en germe le retour, et où l’idée de retour n’est jamais totalement abandonnée mais reste toujours conditionnée par la nécessité de « bien revenir » (Laffort, 2005 : 110), particulièrement lorsqu’il repose sur une nécessité de préservation et de transmission du patrimoine et de l’identité paysanne.
Evolution de la position sociale
Parvenu à l’âge adulte, Boujem’a incarne une figure de néo-paysan montagnard qui recompose sa position sociale à travers diverses activités. Sa pluriactivité témoigne d’une adaptation créative aux nouvelles opportunités économiques de la région tout en maintenant un ancrage agricole. Cette diversification forcée répond à l’insuffisance chronique des revenus purement agricoles dans les zones de montagne, phénomène que Deborah Bryceson a conceptualisé sous le terme de “déagrarisation”. Son initiative de restaurant mobile à Oued Zat, combinant repas traditionnels, baignade et spectacle folklorique, illustre une forme d’innovation sociale par laquelle les ruraux savent capter les nouvelles demandes urbaines tout en valorisant leur patrimoine culturel. Cette activité illustre ce que les géographes nomment la “ruralité récréative”, où les espaces ruraux deviennent des lieux de consommation de nature et d’authenticité pour les citadins. Cette dynamique rejoint le « nouveau modèle culturel » décrit par Harrami et Mahdi (2014), où les jeunes revendiquent une modernité compatible avec leur attachement à l’authenticité locale, sans renverser l’autorité des anciens. Leur adaptation s’accompagne d’une fierté valorisante de leur culture traditionnelle (Mahdi, 2016).
Genre, pouvoir et stratégies familiales
Le récit matrimonial de Boujem’a met en lumière les tensions entre modèles familiaux traditionnels et aspirations contemporaines. Les refus successifs des jeunes casablancaises de quitter le confort urbain pour la rudesse montagnarde révèle la dévalorisation symbolique de l’espace rural dans l’imaginaire urbain marocain. À l’inverse, son mariage final avec une jeune fille du voisinage de 17 ans montre la persistance des stratégies traditionnelles de reproduction sociale en milieu rural marginalisé.
L’organisation familiale actuelle, où chaque membre – femme, mère, enfants – assume des rôles complémentaires dans l’économie domestique, dessine un modèle de résilience par la mobilisation de toutes les ressources familiales. La mère de Boujem’a, Zehra, incarne particulièrement cette capacité de résistance des femmes rurales : ancienne veuve spoliée, elle est devenue une propriétaire reconnue et une sage-femme respectée.
Résistance et entente avec l’appareil de l’État
L’engagement caritatif de Boujem’a et son rôle d’intermédiaire pour les œuvres sociales révèlent une autre dimension de sa stratégie d’insertion. En se positionnant comme pourvoyeur de ressources pour sa communauté, il a accumulé un capital social et symbolique. Ce rôle d’intermédiaire lui permet de négocier une certaine reconnaissance tout en contournant partiellement les canaux officiels de redistribution.
Les tensions récurrentes avec les autorités locales, qui exigent des autorisations pour chacune de ses initiatives, montrent cependant la méfiance de l’appareil d’État face à ces formes d’auto-organisation communautaire. Son insertion dans l’associations “Ikiss et les amis de Warzazte” est une stratégie de légitimation pour rendre visibles et acceptables des pratiques qui seraient autrement marginalisées.
Conclusion
L’histoire de Boujem’a illustre les paradoxes du Haut-Atlas : une agriculture insuffisante face aux besoins, des communautés en mutation entre tradition et ouverture. Elle souligne que la modernisation rurale repose davantage sur des dynamiques locales, où les fellahs réinventent leur quotidien en mêlant agriculture, tourisme et culture.
[1] L’étude de cet « Olympe » était grâce aux découvertes de gravures équestres et à l’activité inlassable de Jean Malhomme qui a pu les répertorier.
[2] Dans le langage populaire, le mot Makhzen est toujours usité pour désigner l’Etat et ses agents. Ici, Il s’agit du caid de la commune.
[3] C’est un courtier aux multiples fonctions : un commerçant ambulant dans les souks hebdomadaires, il place les enfants, négocie terres et maisons, facilite les mariages et poursuit des trésors enfouis avec les Tolba (singulier de Taleb : un personnage ancien dans la société marocaine, dont la légitimité et le savoir sont religieux. Il est censé pouvoir réciter le Coran par cœur et connaître les hadiths. Leur savoir leur permet de chercher les trésors cachés et possédés par les Djin. (Radi, 2013).)
[4] Installé au centre de Tighdouine, Qadi Al ‘ourf tranchait les litiges en s’appuyant sur la religion islamique et les lois coutumières. Pour avoir ce statut, il faut être reconnu pour sa sagesse et sa droiture, ce rôle a disparu depuis 2010.
[5] J’ai vu la charrue en bois qu’il a fabriquée, le bassin aménagé avec géomembrane, et les sanitaires installés pour les randonneurs.
[6] Instrument à cordes pincées, fabriqué localement.
[7] Lors d’une visite de fermes suisses organisée par A. Mathez dans le cadre d’un échange agroécologique, Boujem’a commentait sans relâche les contrastes observés. Impressionné par le matériel performant et les aides publiques, il confia : « Si j’avais ces moyens, je transformerais la montagne en paradis », entre admiration et frustration.
[8] Selon des paysans octogénaires, cette culture résistante à la sécheresse existait depuis longtemps et ses racines étaient vendues aux juifs dans les années 1960. Sa production varie selon le prix : cultivée en masse quand il est élevé, abandonnée quand il baisse. Son prix est passé de 20 à 30 dh/Kg en 2022 à 80 dh/Kg en 2023 et à 110 dh/Kg en 2024. Les paysans ne connaissent pas l’usage de la racine ni sa destination, ils sont ainsi à la merci des intermédiaires qui déterminent le prix d’achat.
[9] Avant le lever du soleil, Andréa et moi avons cueilli les pétales de safran. Le soir venu, nous avons participé à l’extraction des filets, tout en réalisant une interview filmée par Hicham Semlali.
Bibliographie
- Chartier, L., Avec la collaboration de Chevrier, P. (2015). Les agriculteurs : des précaires invisibles. Pour, 225(1), 49-59. https://doi.org/10.3917/pour.225.0049.
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- Ingrid, L. Les valeurs de la culture paysanne dans le monde agricole contemporain : une enquête sociologique en Carcassonnais et en Roussillon. Sociologie. Université de Perpignan, 2015. Extrait de (Mendras, 1984, p. 102).
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- La Rocca, F. (2007). Introduction à la sociologie visuelle. Sociétés, no 95(1), 33-40. https://doi.org/10.3917/soc.095.0033.
- La Véronne Chantal de. Nicolas Michel, Une économie de subsistances, le Maroc précolonial. Institut français d’archéologie orientale, Le Caire, 1997. In: Bulletin critique des annales islamologiques, n°15, 1999. pp. 143-145.
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- Marc B. « De la cohésion de vie du migrant : déplacement migratoire et orientation existentielle », Revue européenne des migrations internationales [En línea], vol. 26 – n°2 | 2010, Publicado el 01 septiembre 2013, consultado el 20 mayo 2025. URL: http://journals.openedition.org/remi/5137; DOI: https://doi.org/10.4000/remi.5137;
- Marcel, M. 1934. Sociologie et anthropologie : Les techniques du corps, Article originalement publié Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars – 15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934.
- Mendras, H. (1984). La fin des paysans : suivi d’une réflexion sur la fin des paysans vingt ans après (p. 102). Paris : Actes Sud.
- Mohamed, M. 2007. Essai monographique sur une tribu du haut atlas, Collection : Etudes7, Publications IRCAM Institut Royal de la Culture Amazighe, 2007
- Mohamed, M. 2016, Paysannerie d’autrefois et d’aujourd’hui : Concept et réalité’’. In, S. Raouf et M. Streih (Coord), Petites Paysanneries au Nord et au Sud de la Méditerranée – Questions de méthodes (II) Ed. Publisud. Paysans et paysannerie
- Paul, P. le Haouz de Marrakech, page 175, tome 1, édition 2016 de l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique. I.S.B.N. : 978-9954-21-449-7.
- Pezelet, L. (1997). “Dynamique sociale dans le Haut Atlas central marocain : quelle production sociale autochtone du sens de l’espace dans un contexte de sollicitation touristique internationale”. Thèse de troisième cycle, U.J.F., Grenoble.
- Radi, S. (2013). Chapitre V. Les fuqaha. In Surnaturel et société (1‑). Centre Jacques-Berque. https://doi.org/10.4000/books.cjb.485).
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
zamrani (9 octobre 2025). Résilience des fellahs du Haut Atlas face aux mutations socio-économiques. Le carnet du Centre Jacques Berque. Consulté le 18 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14vsa
